Lettre ouverte et libre (tant que c'est encore possible) à monsieur le Ministre de la Culture, au sujet de la loi DADVSI et surtout de son amendement dit VU/SACEM/BSA/FT, qui vise à en souligner le caractère anti-démocratique, contraire à la démarche européenne et internationale en matière de logiciels libres, économiquement dangereux pour la France, et tout simplement stupide.

Monsieur le Ministre,

Je doute fort que cette lettre vous parvienne directement comme j'aurais espéré qu'elle le fasse. Il est plus que certain que vos secrétariats (avez-vous remarqué comme ce mot a la même racine que "secret" ?) se chargeront d'y apporter une réponse impersonnelle et d'en rester là. Après tout, où allons-nous si un quelconque citoyen se mêle de dire ce qu'il doit faire à un ministre qu'il n'a même pas élu ?

Quand bien même, dans je ne sais quel accès d'incompétence, vos collaborateurs se mêlaient de vous transmettre ce courrier, je doute encore plus de voir jamais une réponse de vous. J'imagine que ce n'est pas à vous de vous mettre en avant ; ce serait risquer, bêtement, de se faire remarquer, et vous n'y tenez peut-être pas.

Redoutant, donc, que cette lettre ne se perde en chemin, j'appliquerai, monsieur le Ministre, une vieille technique : je la diffuserai autant que je peux, espérant qu'ainsi un de ceux qui en recevront un exemplaire saura vous la transmettre.

Cette lettre serait longue, monsieur le Ministre, si j'y reproduisais tout le contexte nécessaire à sa compréhension par quelqu'un qui ne s'intéresse pas au domaine. Aussi, si un détail vous pose des difficultés, n'hésitez pas à m'écrire : mon adresse électronique est en tête de ce courrier et mon secrétariat ne saurait manquer de me transmettre tous les courriers qui me sont adressés, dans la mesure où il est réduit à ma seule personne.

Voici donc, monsieur le Ministre, le fond de cette lettre. Je l'ai divisé en affirmations numérotées que je fais miennes ; si vous répondez, ayez l'amabilité de le faire point par point : cela facilitera la tâche aux observateurs. Cela dit, j'y fais parfois des apartés sans rapport avec le sujet ; par avance, ayez la bonté de m'en excuser.

  • La loi DADVSI n'a aucun caractère d'urgence.

Il y a urgence à lutter contre le SIDA, et contre les maladies orphelines qui font des morts à chaque instant.

Il y a urgence a lutter contre le tabagisme et la conduite automobile dangereuse, qui font des morts aussi.

Il y a urgence à lutter contre l'exclusion qui met chaque nuit d'hiver des citoyens français en danger de mort.

J'ai beau chercher, je ne vois pas où est l'urgence qu'il y aurait à passer une loi dont l'objectif est de protéger le revenu d'ayant-droits, objectif défendable j'imagine, mais qui peut attendre, n'est-ce pas ?

Alors monsieur le Ministre : pourquoi selon vous cette loi est-elle urgente ?

  • Par rapport à la loi de 1957, la mesure sur les dispositifs anticopie ne punit que les consommateurs innocents.

La loi DADVSI (Droits d'Auteur et Droits Voisins dans la Société de l'Information) vient modifier la loi de 1957 sur les droits d'auteurs. Elle concerne entre autres les droits et devoirs des auteurs, les droits des éditeurs, les droits des diffuseurs et les devoirs de ceux qui n'ont pour modeste rôle en matière de culture que de l'apprécier.

Qu'apporte la loi DADVSI aux textes antérieurs ? Essentiellement, un point : que lorsqu'un bien culturel est pourvu d'un mécanisme de protection anti-copie, il est illégal de le contourner.

Veuillez m'excuser d'exposer des évidences, mais il y a deux sortes de personnes qui contournent un dispositif anti-copie : les honnêtes et les malhonnêtes ; les copistes privés et les contrefacteurs ; ceux qui veulent protéger leur bien culturel acquis en n'exposant à l'usure et à la destruction potentielle qu'une copie, et ceux qui veulent diffuser l'oeuvre alors qu'il n'en ont pas le droit.

Quant aux contrefacteurs, peu importe de sanctionner le contournement du dispositif : même en son absence, la copie est déjà illégale au vu de la loi de 57.

La mesure ne vise donc pas les contrefacteurs.

Quant aux copistes privés, en revanche, la loi de 1957 n'implique en rien que le contournement soit illégal, alors que la loi DADVSI fait du copiste un criminel.

Force nous est de constater que la loi DADVSI nuit ainsi au parent soucieux du bien qu'il a acheté, sans changer en rien les choses pour un délinquant.

Il me semble, pourtant, que la loi vise à punir les coupables, non ?

  • La disposition sur le contournement des dispositifs anti-copie est une ineptie technique.

Soyons sérieux, monsieur le Ministre. En informatique comme ailleurs, la protection contre la copie, même quand elle est bien faite, ne protège pas contre les spécialistes, et en pratique, les dispositifs anti-copie sont souvent honteusement inefficaces d'un point de vue technique. Savez-vous que de telles "protections" mises en place par Sony / BMG sur des CD audio sont à la merci d'un coup de feutre bien tracé ou d'un bout d'adhésif judicieusement collé ? Qu'allez-vous faire une fois la loi DADVSI applicable ? Arrêter les fabricants de feutres et d'adhésif ?

La solution contre le piratage, c'est-à-dire contre la copie dommageable à l'auteur, ne passe pas par un protectionnisme technique paranoïaque qui n'atteint réellement que la copie privée, c'est-à-dire la copie d'une oeuvre pour laquelle l'ayant droit a déjà été rétribué.

  • L'amendement VU/SACEM/BSA/FT est une ineptie du point de vue pratique.

Cet amendement vise à interdire tout logiciel qui ne serait pas pourvu de dispositifs anti-copie.

C'est, passez-moi l'expression, une connerie irréalisable.

(Je suis informaticien, monsieur le Ministre, et je ne sache pas que vous le soyez, aussi risqué-je de vous perdre encore davantage ci-après, mais faites-moi confiance ; et si vous préférez un avis technique, libre à vous mais par pitié, ne prenez pas celui de vos conseillers proches ; demandez donc à des techniciens de votre ministère, des opérationnels. C'est compliqué, l'informatique, vous savez. Il faut en faire pour la comprendre. Comme la politique, j'imagine.)

Car pour interdire ces logiciels, il faudra nécessairement interdire les moyens de réaliser ces logiciels (ce que nous appelons, dans notre jargon, des "outils de développement"). Mais si vous interdisez ce moyens, monsieur le Ministre, vous devrez les interdire pour tout logiciel, et pour l'industrie comprise.

Loin de moi l'idée de prétendre ici que je considère l'industrie comme potentiellement criminelle (encore que Sony toujours eux, une chance que ce ne soit pas une société française ait démontré dans son effort pour protéger sa propriété artistique un mépris total pour la propriété intellectuelle d'autrui, en utilisant et en diffusant des logiciels sans en avoir la licence). Mais si des outils de développement existent dans le monde du travail, ils pourraient être détournés pour faire des logiciels illicites.

Donc : interdire tous les logiciels, si l'on veut interdire les logiciels illicites.

Ah mais, suis-je bête : nous sommes à l'ère de l'Internet. Pas besoin de voler les outils de l'entreprise : ils sont disponibles sur le réseau.

Il va donc falloir interdire l'Internet.

Ah, mais suis-je bête : ces outils de développement peuvent être copiés sur CD-R.

Interdisons donc les CD-R, alors.

Ah, mais les gens pourraient trouver un moyen de les entrer à la main dans leur ordinateur.

Interdisons donc l'ordinateur.

Et les mains, aussi, on n'est jamais trop prudent.

Et puis après tout, seul celui qui a quelque chose à se reprocher pourrait trouver à redire à sa faire couper les mains pour son bien, non ?

Voyez-vous, monsieur le Ministre, où je veux en venir ? L'amendement VU/SACEM/BSA/FT est aussi voué à l'échec que fut, en son temps, la lutte des imprimeurs contre la presse de Gutenberg, ou celle des tisserands contre le métier automatique, ou plus récemment la prohibition (tiens, d'ailleurs, je ne fume pas et n'aime pas les fumeurs, mais votre confrère de la Santé pourrait trouver le parallèle intéressant).

  • L'amendement VU/SACEM/BSA/FT est une atteinte à des droits sans rapport avec la copie d'oeuvres

La dernière, disons, "discussion" entre SNEP et SCPP d'une part, et auteurs de logiciels libres d'autre part, a été l'occasion de propos dont la gravité est sans excuse. La SNEP et la SCPP s'occupent d'oeuvres phonographiques, pas de logiciel.

Monsieur le Ministre, que la SNEP ou la SCPP poursuive l'auteur d'un logiciel qui a pour vocation d'aider à enfreindre le droit d'auteur phonographique me paraîtrait normal.

Mais quand elles prétendent ouvertement vouloir faire interdire tout logiciel libre licite, au motif qu'il pourrait être modifié pour devenir illicite, ça porte un nom : censure. Soutenez-vous cela ?

  • L'amendement VU/SACEM/BSA/FT est dangereux pour l'économie de la France

Les promoteurs de cet amendement n'y ont sans doute pas songé, aussi par prudence rappellerai-je pour eux qu'un projet de loi similaire (le SSSCA/CBDTPA) fut envisagé aux Etats-Unis et abandonné parce que menaçant l'économie américaine. Notre économie est-elle si supérieure à celle des Etats-Unis ? Je serais heureux que vous me confirmiez cela.

  • Sur le droit acquis par l'acheteur et sur la copie privée

Les propos suivants, monsieur le Ministre, n'ont pas de rapport direct avec la loi et l'amendement qui ont motivé mon courrier initialement, mais je les ai depuis trop longtemps en tête pour ne pas les exprimer maintenant.

- Il faut choisir, monsieur le Ministre. Ou bien la culture est matérielle, ou bien elle est immatérielle. Qu'est-ce que j'achète au juste quand je paie un CD audio ? Le droit d'écouter l'oeuvre, d'après le Code de la Propriété. Mais alors, si le support devient illisible par usure, ou se trouve illisible sur le matériel dont je dispose, je suis spolié de mon droit, n'est-ce pas ? Car, arrêtez-moi si je me trompe, mais je n'ai pas vu de limite de temps dans le "contrat" entre l'ayant droit et moi. Nous conviendrons ensemble, donc, que ledit ayant-droit a une obligation de me fournir de nouveau, et tant que dure mon droit acquis, un nouvel exemplaire du CD à un prix ramené à celui de sa seule fabrication, n'est-ce pas ?

- Puisque la loi DADVSI "légalise" la protection anti-copie, j'imagine que dans la minute où elle sera rendue applicable, la taxe pour copie privée sur les supports enregsitrables disparaîtra ? Après tout, elle n'est là que parce que les ayant-droits estiment endurer un perte ; dès lors que la loi leur garantit que cette perte n'existe plus, il ne sauraient percevoir cette taxe, n'est-ce pas ?

  • Conclusion

Je viens de le dire, monsieur le Ministre, ce projet de loi, sur les points que j'ai indiqués, n'a aucun effet sur les activités criminelles et nuit gravement aux citoyens qui, en toute légalité, veulent protéger une oeuvre qu'ils ont payée contre l'usure et la destruction ; et cet amendement va nuire gravement à des libertés sans rapport aucun avec la question de la culture, et sans avoir d'effet, encore une fois, sur les activités qui étaient déjà criminelles sans lui.

Je ne vous ai pas élu, monsieur le Ministre. Je n'ai pas eu mon mot à dire quant à votre nomination.

En revanche, je peux avoir mon mot à dire, aussi petit soit-il, quant à commenter vos actions (et vos inactions), et à en faire savoir les conséquences partout où je l'estimerai judicieux.

À moins, monsieur le Ministre, que vous ne soyez aussi d'avis que, comme le logiciel libre, la liberté d'expression devrait être total(itair)ement supprimée pour tous au motif que certains, en s'exprimant, commettent un délit ?

Dans l'attente d'une improbable réponse, soyez assuré, monsieur le Ministre, de la sincérité et du sérieux de mes propos.

Albert ARIBAUD

Le 3 décembre 2005.